Compte-rendu de la visite descriptive au musée des Beaux-Arts de Caen du 12 décembre 2015
En décembre dernier, la visite descriptive proposée par le musée des Beaux-Arts avait pour objet le tableau de Caravage, « Le souper à Emmaüs ».
En effet, à la faveur de l'échange du Mariage de la Vierge de Pérugin avec la Pinacoteca di Brera de Milan, le musée de Caen présente ce tableau rare : Le Souper à Emmaüs de Caravage. En préambule de cette exposition, une vingtaine de gravures présente les variantes iconographiques de l’épisode évangélique en Europe, entre le XVIe siècle et le début du XVIIe, un ensemble provenant du fonds Mancel et d’autres collections publiques françaises.
Claude Lebigre, notre conférencière, nous rappelle que c’est un grand honneur pour le musée que d’accueillir ce peintre mythique.
Mauvais garçon, assassin, Caravage était un génie. Il était de tous les débordements.
Pour commencer la description, Claude nous rappelle le contexte de ce souper à Emmaüs. Pour cela, elle nous fait la lecture d’un extrait de l’évangile selon Luc :
« Le même jour, deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem, et ils parlaient ensemble de tout ce qui s'était passé.
Or, tandis qu'ils parlaient et discutaient, Jésus lui-même s'approcha, et il marchait avec eux.
Mais leurs yeux étaient aveuglés, et ils ne le reconnaissaient pas.
Jésus leur dit : « De quoi causiez-vous donc, tout en marchant ? » Alors, ils s'arrêtèrent, tout tristes.
L'un des deux, nommé Cléophas, répondit : « Tu es bien le seul de tous ceux qui étaient à Jérusalem à ignorer les événements de ces jours-ci. »
Il leur dit : « Quels événements ? » Ils lui répondirent : « Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth : cet homme était un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple. Les chefs des prêtres et nos dirigeants l'ont livré, ils l'ont fait condamner à mort et ils l'ont crucifié.
Et nous qui espérions qu'il serait le libérateur d'Israël ! Avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c'est arrivé.
A vrai dire, nous avons été bouleversés par quelques femmes de notre groupe. Elles sont allées au tombeau de très bonne heure, et elles n'ont pas trouvé son corps ; elles sont même venues nous dire qu'elles avaient eu une apparition : des anges, qui disaient qu'il est vivant.
Quelques-uns de nos compagnons sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses comme les femmes l'avaient dit ; mais lui, ils ne l'ont pas vu. »
Il leur dit alors : « Vous n'avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu'ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ? »
Et, en partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur expliqua, dans toute l'Écriture, ce qui le concernait.
Quand ils approchèrent du village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d'aller plus loin. Mais ils s'efforcèrent de le retenir : « Reste avec nous : le soir approche et déjà le jour baisse. » Il entra donc pour rester avec eux.
Quand il fut à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna.
Alors leurs yeux s'ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. Alors ils se dirent l'un à l'autre : « Notre cœur n'était-il pas brûlant en nous, tandis qu'il nous parlait sur la route, et qu'il nous faisait comprendre les Écritures ? »
A l'instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les onze Apôtres et leurs compagnons, qui leur dirent :
« C'est vrai ! le Seigneur est ressuscité : il est apparu à Simon-Pierre. »
A leur tour, ils racontaient ce qui s'était passé sur la route, et comment ils l'avaient reconnu quand il avait rompu le pain. »
L’iconographie de ce récit va beaucoup évoluer, mettant l’accent soit sur le cheminement, soit sur le souper lui-même. Ce souper est une forme de résurgence de l’eucharistie car, se déroulant juste avant Pâques, il s’agit d’un repas composé de pain, de vin et d’herbes amères. Ce repas rentre dans la longue série des repas auxquels a assisté le Christ : le repas chez Simon, celui avec le pauvre Lazard, tous ces repas qui insistent sur le partage et l’eucharistie, jusqu’à la Cène et la transmutation.
La première partie de l’exposition concerne cette évolution du thème iconographique. Claude nous présente notamment trois gravures sur bois de Dürer représentant trois apparitions du Christ après son inhumation : Le Christ en jardinier (à Marie-Madeleine), Le Christ et les pèlerins d'Emmaüs, et Thomas l'incrédule. Dürer était un orfèvre, un génie de la gravure. Ces trois représentations sont en sillogravure, c’est-à-dire une technique dans laquelle ce sont les parties en relief qui forment le dessin. Claude nous fait passer des exemples de gravures pour que nous puissions toucher le rendu de la technique employée.
Avec la taille sèche sur métal, c’est ce qui est creusé qui reçoit l’encre.
Une autre gravure est une représentation de Titien, très apaisée malgré les tourments de cette époque, puisque en pleine période du concile de Trente qui a épuisé trois papes et s’est déroulé en 25 sessions entre 1545 et 1563.
Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, est né en 1571 à Milan. Ses parents, originaires de Caravaggio, petite ville de la région de Bergame, sont des propriétaires qui bénéficient d’importantes protections. Dès l’âge de 13 ans, il est placé en apprentissage chez un peintre.
Le Caravage avait 5 6 ans lorsque la peste a frappé milan (1576 – 1577) et décimé une partie de sa famille. Mais en même temps, il a vu un évêque, Saint Charles Borromée, rester auprès des malades et leur apporter ses soins. Peut-être cela explique-t-il que Caravage ait une vraie foi, qui correspond parfaitement à ce que l’Église attend en cette période de contre-réforme. À cette époque, c’est le mouvement maniériste qui prédomine, avec une peinture très figurative, serpentine, trop fantaisiste au goût de l’Église. Celle-ci souhaite un retour à des choses simples dans lesquelles les gens vont trouver l’élan mystique. Or Caravage répond parfaitement à ces attentes.
Il passe par l’atelier de plusieurs maîtres où il se révèle très bon coloriste. Puis très vite il met en place certains schémas qui vont lui être propres. Par exemple, le souper à Emmaüs est un tableau en longueur où les figures sont représentées à mi-corps. Il a fait des tableaux en hauteurs mais c’est ce format à mi-corps, sur un fond sombre qui lui est spécifique. Les fonds vont d’ailleurs aller en s'assombrissant avec le temps.
Le Caravage a une vie mouvementée, notamment avec de nombreuses femmes.
Et un jour, il tue un homme. Mais par chance, l’Italie étant divisée, la nouvelle ne se répand pas partout et il se cache près de Rome.
Pendant cette période, ses tableaux s’assombrissent.
Dans ce tableau objet de notre description, le fond forme un triangle noir dans le coin en haut à gauche. Dans le haut du tableau, sur la droite, se tiennent la servante et à sa gauche, l’aubergiste, tous deux debout. En bas, au milieu, se trouve la table avec une grande nappe blanche. Le Christ est au centre des trois personnages attablés, entre les deux disciples. Il est vêtu de bleu, avec des cheveux longs, une petite barbe. C’est un Christ très « normal », émacié. Il est éclairé par une lumière latérale qui semble venir du mur de gauche, du coin très sombre.
Il y a dans ce tableau une grande retenue. Le peintre n’insiste pas sur le fait que les convives sont des pèlerins. Le Christ semble esquisser un geste de bénédiction et le personnage de gauche tend sa main ouverte, en un geste d’acceptation. C’est le seul mouvement qui est représenté. Ce disciple de gauche, lui-même, est peu détaillé. C’est presque une silhouette. Le disciple sur la droite est penché et semble s’accrocher à la table tant il est surpris. Derrière, l’aubergiste est très éclairé et la vieille servante porte un plat de côtelettes de mouton. Sur la table, il y a peu de choses : un pain derrière le broc, une assiette dans laquelle il y a des herbes amères.
Ce tableau marque un tournant dans la technique du Caravage. Quatre ans auparavant, il avait peint une toile similaire et pourtant radicalement différente. Ce précédent tableau, peint en symétrie du souper à Emmaüs, représente le Christ en rouge, avec un visage poupin. Les disciples ont des gestes emphatiques, outrés, l’un d’eux même avec les bras en croix.
L’aubergiste est beaucoup plus richement vêtu, et la table est garnie de verreries, d’une corbeille de fruits. Cette corbeille est une prouesse de nature morte tant elle est réaliste. Elle est en équilibre sur le bord de la table comme une évocation de la brièveté de la vie qui peut basculer. On trouve aussi une cruche de vin blanc et une belle carafe d’eau ainsi qu’un plat de poularde. Cette première version était beaucoup plus théâtrale avec un débordement d’informations. C’est d’ailleurs une époque où on joue beaucoup de pièces religieuses, des mystères, dans les églises. Mais à l’époque de Caravage, on commence à s’interroger sur le bienfondé de ces traditions.
La différence entre ces deux toiles s’explique par l’évolution du Caravage. Entre ces deux tableaux, le peintre devient un assassin. Il fuit, ne connaissant plus d’atelier fixe. Il s’exile à Naples, à Malte, en Sicile puis à nouveau à Malte. Il va même être fait chevalier de l’ordre de Malt, son forfait n’étant pas connu. Mais sa réputation sulfureuse le rattrape et il est chassé de Malte.
Il a toujours des protecteurs, des commanditaires, mais ne connaît pas le repos. Dans sa fuite, en 1510, il meurt sur une plage. Mais on ne sait pas où il a été inhumé.
Dans l’exposition, on peut également observer des radiographies de la toile. On y découvre ce qui se cache sous la peinture. A l’origine, Caravage avait repris le décor de Titien avec une grande ouverture au fond de la pièce à travers laquelle on voit un paysage. Mais probablement s’est-il dit que ce paysage étouffait l’aura du Christ. Il l’a alors recouvert par ce grand triangle noir qui donne une impression de silence, de paix.
Caravage a beaucoup de sensualité dans les corps d’hommes. Les femmes, elles, ont un rayonnement d’humanité, de bonté.
Après la mort de Caravage en 1510, on a vu apparaître un mouvement appelé le caravagisme avec des figures à mi-corps, des personnes normales, avec des visages qui expriment des émotions. La troisième partie de l’exposition présente quelques toiles représentatives de cette période.
Enfin la quatrième partie présente une vidéo de quinze minutes réalisée par Bill Viola, grand vidéaste contemporain. Il a repris le cadrage de Caravage et a invité cinq comédiens à jouer des émotions. Ces émotions vont changer au long de la vidéo. L’un des comédiens a un air de ravissement qui s’épanouie au fur et à mesure. Et petit à petit les personnages interagissent, se touchent, et les émotions progressent.
Ainsi se conclut la visite de l’exposition autour de l’expérience Caravage et de cette œuvre magistrale. Nous adressons tous nos remerciements à Claude pour cette remarquable description. Rendez-vous le samedi 27 février pour une nouvelle visite.
Rédigé par Emmanuelle Gousset, le 2 février 2016.
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